La flambée de violence en réaction au film islamophobe L’innocence des Musulmans puis contre la publication des caricatures de Charlie Hebdo repose la question de la liberté d’expression. Au sein de la classe politique française, les avis sont pourtant partagés « entre liberté de la presse et principe de responsabilité ».
Afin d’y voir plus clair, AllGov a posé trois questions à Divina Frau Meigs, sociologue des médias, Professeur d'Études Américaines et de Sciences de l’Infocom à l'Université Sorbonne Nouvelle.
AllGov France : Le film, puis les caricatures, ont déclenché une flambée de violences dans le monde musulman. Mais est-on dans la même logique pour ces deux cas de figure ?
Pas du tout. Il ne s’agit absolument pas de la même logique. Dans le cas du film, il s’agit d’un règlement de compte interreligieux. Dans le cas des caricatures publiées par le journal satirique Charlie Hebdo, il s’agit d’un règlement de compte politique. C’est là toute l’ambiguïté de ces deux événements qui tous deux relèvent de la satire (et non du blasphème) et il faut à tout prix éviter les amalgames. Mais les deux événements ont tous deux bénéficié de la liberté d’expression exercée sans entrave aux Etats-Unis comme en France. L’Occident partage une vision laïque de la société, une tradition des Droits de l’homme. Une vision que les pays autocratiques sont en train de découvrir pour eux-mêmes. Les Islamistes nouvellement parvenus au pouvoir dans certains pays arabes, en introduisant la religion en politique, vont devoir accepter une lecture pluraliste de celle-ci, et donc la critique. C’est parce qu’ils sont entrés en politique qu’ils prêtent le flanc à la caricature. En cela, le recours à la violence est une régression.
Charlie Hebdo a été visé par une plainte pour « mise en danger d’autrui » (par une fondation chrétienne et le Parti chrétien démocrate). Est-ce qu’on peut effectivement tirer des événements récents qu’il y a quelque chose de ce ordre ?
Non, on ne peut pas parler d’irresponsabilité dans le cas de Charlie Hebdo, car le journal n’a fait qu’exercer son droit, dans le cadre de la loi française. Si l’on commence à entrer dans cette logique, on risque la censure. Internet, dans la mesure où il s’agit d’un média qui permet la diffusion presque instantanée de l’information, change la donne, mais en aucune façon la loi. En France, la presse est libre de s’exprimer. Internet est un média, et en cela la reproduction et la diffusion des caricatures est autorisée par la loi. Maintenant, que le débat soit ouvert à cause de tels événements est une très bonne chose. S'il faut un débat, qu'on y aille au contraire ! Mais sans tuer le messager !
Est-ce que la polémique Charlie Hebdo ne met pas en lumière une chose : la nécessité de repenser les critères de la liberté d’expression à l’échelle mondiale ?
On ne va pas, de toute évidence, faire l’économie d’une réflexion à échelle mondiale. Aujourd’hui, il n’existe pas de gouvernance de l’Internet. Il nous faudrait pourtant un traité commun pour les questions transfrontières. C’est tout l’enjeu qui nous attend. Il va falloir, dans cette optique, que les pays du monde arabe passent par un certain apprentissage, celui d’un positionnement pluraliste, contre le despotisme théocratique. Il ne faut pas voir dans cette idée quelque chose qui soit de l’ordre d’un sentiment de supériorité occidentale, mais cette transition fait partie d’un processus global de démocratisation que leur propre société civile appelle de ses vœux depuis le printemps arabe. En cela, de nombreux représentants de l'Islam, en France et ailleurs, ont fait preuve de positions extrêmement responsables. Il faut garder en tête que les extrémistes au pouvoir sont minoritaires (un tiers des suffrages en Tunisie comme en Egypte) et constituent des régimes de transition. En cela ils sont victimes de leur manque d'expérience. Mais ils se servent de l'ambiguïté de la satire pour faire taire la majorité silencieuse et rallier les indécis. Ils jouent l'amalgame, au point que les démocraties ont du mal à faire la part des choses alors que c'est tout à fait fondamental qu’elles maintiennent leur position. Les musulmans ont donc une responsabilité majeure : l'Islam doit à tout prix sortir d'une position de victime pour reprendre la main.
Susie Bourquin